La lettre d’Astrid Menasanch Tobieson

Metteur en scène et dramaturge, Astrid Menasanch Tobieson travaille entre la Suède et l’Espagne. Elle est membre du groupe de théâtre Sta ! Gerillan. La lettre ci-dessous était initialement adressée aux journalistes suédois et a été publiée le 19 décembre. Avec l’autorisation de l’auteure, la traductrice a pu la retranscrire en français.

BRISONS LE SILENCE SUR CE QUI SE PASSE EN ESPAGNE

Bouleversée, je vous écris sous le coup de l’indignation. L’Espagne, dans peu de temps, empruntera le chemin qui mène d’une démocratie ouverte à ce qui risque de devenir une démocratie fasciste et autoritaire.
Je vous écris après les événements qui se sont produits dans le quartier de Kärrtorp à Stockholm (où un groupe néonazi ultraviolent a attaqué une manifestation antirasciste il y a quelques jours).

Je vous écris à propos de qui se trame en Espagne. Je crois en tout cas que la Suède et l’Espagne se ressemblent en un point : l’avancée du fascisme devant l'’indifférence de la société. Le 19 novembre, le gouvernement espagnol a approuvé un projet de loi dont le but est d’en finir avec les manifestations et les contestations au régime actuel. La méthode est classique : instaurer le silence grâce à la répression.

Je vous demande maintenant de  l’aide, je vous demande d’informer. Le samedi 14 décembre à Madrid s’est déroulé une des 6 000 manifestations qui se sont organisées cette année en Espagne. Je le répète : une des 6 000.

Ces dernières années, le réseau de  protection sociale a été ébranlé : privatisation des théâtres, tentatives de privatiser les hôpitaux, droit du travail ébranlé et transformé depuis sa base, licenciements innombrables, familles chassées de leur domicile, éducation civique suspendue dans les écoles, etc. Et afin de clore une longue liste, le vendredi 20 décembre, le gouvernement a approuvé la réforme du droit à l’avortement.

Ce que l’on a désigné comme une  crise économique est, depuis le début, avant tout une crise démocratique. La couverture médiatique en Suède et en France sur la situation en Espagne a été très faible, et son analyse d’un point de vue social, inexistante.
La manifestation qui s’est tenue au pied du Congrès de Madrid le samedi 14 décembre, avait pour but de protester contre une nouvelle proposition de loi : la « ley de Seguridad Ciudadana », loi de Sécurité citoyenne.


 Cette loi, qui contient 55 articles et punit autant d’actes différents, prévoit des amendes pour le manifestant, allant de 100 à 600 000 euros. Les infractions ?
  • Pour commencer, toutes les manifestations non-déclarées et prenant place devant le Congrès ou autre édifice appartenant à l’Etat – comme celle qui s’est déroulée samedi 14 à Madrid – seront interdites et la sanction ira jusqu’à 30 000 euros par participant. Cela sera le cas lorsque plusieurs personnes seront considérées comme un groupe.
  • L’interdiction des manifestations non-déclarées s’appliquera également aux réseaux sociaux. Se rassembler en tant que groupe sur Internet, autour d’une opinion, sera sanctionné de 30 000 euros. Créer un groupe, sur les réseaux sociaux ou dans un lieu public, autour de symboles ou de drapeaux, sera interdit : 30 000 euros d’amende.
  • Si dans une manifestation, un citoyen manifeste avec une capuche ou avec le visage couvert : 30 000 euros d’amende.
  • Refuser de décliner son identité devant un policier : 30 000 euros.
  • Empêcher un policier de remplir sa fonction : 30 000 euros, ce qui, dans la pratique, signifie que les sit-in comme ceux qui initièrent le mouvement du 15-M en Espagne [ « Les Indignés », ndlr], seront strictement interdits.
  • Déshonorer le drapeau espagnol : 30 000 euros [en France, cet acte est passible de 1 500 euros d’amende, ndlr].
  • Réaliser un dessin satirique, prenant pour sujet, par exemple, un politique, sera interdit.
  • Utiliser des pancartes critiquant la nation espagnole : 30 000 euros.
  • Filmer ou photographier un policier en service : 30 000 euros.

Et la liste n’est pas exhaustive. Dans tous les cas, le témoignage d’un policier ou d’un agent de sécurité sera suffisant pour infliger une amende au citoyen.
D’aucuns peuvent par conséquent se demander : l’Espagne fait-elle face à un mouvement de manifestations violentes ? Eh bien non. Le chef de la police Ignacio Casido a déclaré que ces 6 000 manifestations sont jusqu’à ce jour le mouvement le plus pacifique de l’histoire de l’Espagne.

 Il n’y a pas si longtemps, l’Espagne était encore une dictature. Il n’y a pas si longtemps non plus que la guerre civile a eu lieu. Tous les débats sont politiques. Informer d’un événement est un acte politique. Ne pas le faire est un acte politique. Le silence est, au plus haut point, un acte politique. Le choix de garder le silence se fige dans la mémoire des générations. Cette loi néofasciste qui va être votée n’est pas sans lien avec la montée des fascismes en Europe. Cela nous concerne tous.

Je m’adresse à tous les journalistes, aux éditorialistes en France. Vous qui détenez l’espace médiatique. Je vous demande sincèrement de briser le silence vis-à-vis du régime qui est en train de s’imposer en Espagne.
Je vous demande de commencer à informer. Je vous demande de soutenir la liberté d’expression avec vos articles et vos apports au débat, je vous demande d’y apporter des analyses rigoureuses et profondes. Informez ! Informez sur tout!


Notes de la traductrice: 

Les dénonciations faites par des policiers bénéficient de la présomption de véracité. Par conséquent, c’est celui qui fait l’objet de l’accusation qui devra démontrer la non-véracité de ce qui est avancé par les agents. Le système d’accusation fonctionnait ainsi également sous la dictature franquiste.


Selon l’écrivain Javier Marias, c’est une négation de la justice : cela revient à condamner directement l’accusé car il sera incapable de démontrer qu’il n’a pas pas commis l’acte dont on l’accuse puisque l’on part de la base que si, il l’a fait. Il sera d’autant plus difficile à l’accusé d’apporter des preuves à cause de la loi qui interdit de photographier ou de filmer des agents de l’ordre.

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