"Regardez autour de vous et regardez vous vous-même: le monde
grouille d'assassins, c'est à dire de personnes qui se permettent
d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer. Oublier quelqu’un, avez vous
songé à ce que cela signifiait? L'oubli est un gigantesque océan sur
lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire. Pour l'immense
majorité des hommes, ce navire se réduit à un rafiot misérable qui prend
l'eau à la moindre occasion, et dont le capitaine, personnage sans
scrupules, ne songe qu'à faire des économies. Savez vous en quoi
consiste ce mot ignoble? A sacrifier quotidiennement, parmi les membres
de l'équipage, ceux qui sont jugés superflus. Et savez vous lesquels
sont jugés superflus? Les salauds, les ennuyeux, les crétins? Pas du
tout: ceux qu'on jette par dessus bord, ce sont les inutiles -ceux dont
on s'est déjà servi. Ceux là nous ont donné le meilleur d'eux mêmes,
alors, que pourraient ils encore nous apporter? Allons, pas de pitié,
faisons le ménage, et hop! On les expédie par dessus le bastingage, et
l'océan les engloutit, implacable. Et voilà, chère mademoiselle, comment
se pratique en toute impunité le plus banal des assassinats."
Amélie Nothomb, Hygiène de l'assassin, 1992
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