Paulina

« Oï ou louzi tchervona kalyna...»


La petite se déhanche sur un remix techno, un soldat chante, l'arme en bandoulière, une église en arrière plan, le drapeau bleu et jaune flotte partout. Le public s'excite. Cette chanson, ils la connaissent tous et la chantent en choeur à chaque fois. Il faut dire qu'elle est entraînante. On a bien compris que ça parle de l'Ukraine et que c'est assez nationaliste.

Paulina est terrible. Sa natte se balade, elle n'a pas besoin des paroles, elle la chante les yeux fermés avec une ferveur effrayante. Elle s'assure juste de temps en temps que sa mère la regarde.

Elle a six ans.


Le mardi soir, ils chantent. Ianna a repris la place qui désormais est la sienne. Veronica est arrivée, triomphante, elle a réussit à endormir sa petite pour venir au karaoké ! Vêtue comme une star, elle a fait une révérence au public en ôtant son chapeau, hyper belle. La soirée a commencé quand Piotr est arrivé. On a tous applaudi sa venue. Veronica aimerait que je fasse respecter les ordres de passages mais pour des questions techniques, c'est compliqué. Piotr me répète en boucle la chanson qu'il veut comme si j'allais bien finir par comprendre. Les filles enchaînaient les titres et lui disputaient le micro. Je comprends qu'il ne sait pas bien lire et écrire et il se fait griller sa place plusieurs fois à cause de ça par Ianna et Veronica qui ont fait alliance pour lui piquer la vedette. Il faut dire qu'elles n'ont pas vraiment le même répertoire.


Il a fait pleurer tout le monde avec « save ukraine », une chanson de propagande sur fond video de crimes de guerre... Katrina s'est lové sous l'épaule de sa maman en sanglotant. C'était un pleur qu'on ne lui connaissait pas. On aurait dit un bébé ou un petit animal. Paulina regardait, les yeux écarquillés, Denise a réussi à la distraire avec un téléphone. Les femmes avaient les yeux mouillés et Piotr chantait, imperturbable. Veronica lui a arraché le micro. On a réussi à sécher les larmes des petites avec deux glaces au chocolat .


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Paulina est arrivée ici comme une bombe. Accrochée à sa maman, tirée aux quatre épingles avec de belles tresses serrées en semblant de tenue traditionnelle, elle s'est présentée au rendez vous de broderie. Timide et pourtant très présente. Habile, elle s'est mêlée aux autres. Quand j'ai voulu la prendre en photo, j'ai vu qu'elle avait l'habitude de poser et d'être au centre de l'attention. Elle a émis un petit rictus, comme un réflexe, ça n'a pas suffit pour que naisse son sourire. Sa mère ne la lâchait pas des yeux quitte à interrompre ce qu'elle faisait. Sa fille devait absolument toujours être dans son champs de vision.


Je regarde le cliché instantané que je viens de prendre. Attirée par sa tenue, je n'avais pas vu son regard... Ses yeux sont un champs de bataille... Ce n'est pas possible de voir ça chez un enfant.

Il y a des choses difficiles à écrire, c'est comme si le langage n'était pas allé jusque là. Je ne connais pas de mot qui décrive ça. Ce regard, c'est un crime contre l'Humanité. Au fond de ses yeux, quelque chose s'est figé, choqué, comme si la vision ne pouvait pas aller plus loin. J'ai arrêté d'écrire des années à cause de ça. J'écoutais des gens me raconter la violence au Mexique. Ça m'a coupé la langue, les mots n'existaient pas dans mon langage à moi. Ce que la petite a au fond des yeux, c'est exactement la même chose. Denise me dit que c'est la guerre.



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Cette chaleur ferait vriller n'importe qui. Le ventilateur fait trembler les décorations de la porte vitrée, j'ai laissé entre ouvert pour que le bluetooth passe sur la terrasse. Un bon son de blues, ça fait toujours du bien. Paulina dessine avec Denise. Elle a le don de faire parler les gens. J'entends malgré moi la voix artificielle du traducteur de google.



_Il n'y a pas d'alcool là bas ?


_Non vas y tu peux boire. C'est du sirop de menthe.


_Je suis venue en France parce qu'il y a une terrible guerre en Ukraine. Je suis venue ici avec mon frère et ma mère. J'ai deux frères, Gordey et Maxim. Malheureusement, je n'ai pas eu le temps de terminer la maternelle en Ukraine … nous l'avons terminé au printemps, mais au printemps, j'ai quitté la maternelle parce que je suis partie pour la France, j'ai dormi quelques jours dans la famille, puis nous sommes partis ici... Mon père est resté, il s'occupe de mon grand père et de ma grand mère.



Je l'entends débiter derrière ma porte vitrée.


_J'aime beaucoup la France. Je suis bien ici. Malheureusement dans notre maison en Ukraine, on n'a pas de piscine. Mais elle est grande, il y a neuf étages, on habite au troisième et j'aime aller sur le toit.


Quand les réfugiés arrivent, ils dessinent et brodent tout aux couleurs de leur drapeau. Ça nous pose d'ailleurs quelques soucis d'approvisionnement. On est vite en rupture de bleu et de jaune. Puis petit à petit, d'autres couleurs apparaissent. Nonna a intégré les couleurs des cheveux de Denise à son soleil national. Paulina a rajouté sous son arc en ciel ukrainien une maison avec des cœurs et le drapeau français. Elle me montre fièrement son dessin « 75 ans au cœur de l'essentiel !». A six ans, on apprend à écrire, elle a recopié le texte de son verre .


Elle a confiance en nous et redevient une enfant de jour en jour. L'école lui fait du bien. Elle nous fait pleins de cadeaux. Elle rit, fait la folle. Elle ne dort pas bien parce qu'elle fait beaucoup de cauchemars. C'est un sacré phénomène elle aussi ! Avec Zlata, Katrina et Nonna elles forment une équipe de choc ! Ses frères sont plus grands, très discrets, leurs cernes profondes sont toujours là. C'est comme un air de famille...






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